PARTIR EN FUMÉE
« À la fin, il n’y a plus que la mort sur les rives de la mer, écrivait le poète vénitien Antonio Brocardo à Giorgione (alors que le peintre réalisait les nuages gris chargés d’orage de son énigmatique paysage La tempête). Mais dans la cendre des mots, je sais bien que nous écririons encore, comme des enfants, avec les doigts ».
Racler la cendre avec ses mains, c’est ce que fait Axel Cassel depuis trois ans, avec la gravité d’un jeu d’enfant, en incisant la fumée. Une fumée sculpturale qui s’élève et qui s’échappe, comme les strigiles qui ondulent sur les tombeaux gréco-romains, ou comme la chevelure de la Madeleine Renaissance de Gregor Erhart du Louvre, qui tombe et qui coule sur le corps nu de la sainte. Après s’être attaché à décrire les écoulements d’eau dans sa précédente série des Vortex, Axel Cassel est tout d’un coup saisi par l’envie de rendre l’éphémère éternel, de graver l’air à même la matière ligneuse du bois, de partir à la recherche du temps perdu dans la continuité mouvante propre à la fumée. Alors qu’importe si la missive de Brocardo n’a jamais été écrite et qu’elle résulte de l’imagination du poète français contemporain Claude-Michel Cluny : par ces mots lus et relus, sur fond d’éclats de saxophone improvisés par Coltrane pour tenter d’atteindre les régions stellaires, le sculpteur voyageur aborde pour la première fois les rives de la mort…
D’Usine / Fumée et Vent, l’artiste passe insensiblement à Cloud, description d’un nuage qui devient celui formé par l’attentat du 11 septembre sur les tours jumelles de New-York. Hormis les milliers de photos d’anonymes, aucun artiste occidental de renom, hormis Gerhard Richter dans une petite toile bleue au nuage effacée, à peine lisible, ne s’était jusque là permis de donner une forme à ce contenu insoutenable. On sait que Steve Reich a dû renoncer à la première pochette de son disque, conçue pour l’enregistrement de WTC 9/11, au prétexte que celle-ci esthétisait le massacre en nimbant la photo d’un mélancolique fond sépia. «Je n’ai jamais voulu accuser quoi que ce soit, se justifiait Gerhard Richter, sauf peut-être la vie et son côté merdique». En suspendant sur deux minces poutres noires des vagues nuageuses, qui rendent compact une dispersion de gaz, de suie, de cendres et de chair humaine, Axel Cassel affronte l’espace de la nuit et du brouillard en d’insaisissables funérailles totémiques, qui renvoient l’écho du monde. (…) Après Hiroshima, New-York mon amour : personne n’a rien vu de ce qu’on ne peut voir…
Emmanuel Dayde, juillet 2013