LE POÈTE IVRE
Au sein de cette société s’impose par jeu métaphorique – tant il n’y a jamais si loin de la coupe aux lèvres – le personnage du poète ivre, auquel s’oppose dans la proximité formelle la figure antithétique du guerrier blessé. De tout temps et en tout lieu c’est l’argile qui fournit à la poterie le matériau initial de la coupe. Or, cette terre – par laquelle décidément tout commence – n’est jamais bien loin de chanter lorsqu’elle accueille le vin pour contenu. La répétition du motif de la coupe donne à ces sculptures une structure rythmique dans laquelle se glisse avec grâce l’imprévu de l’improvisation. Ainsi la série tout entière retentit d’éclats musicaux, qu’ils viennent du jazz d’aujourd’hui ainsi que l’indique le titre Still There, en connivence avec le guitariste Mike Stern, ou qu’ils soient passés par la grande forme orchestrale et chantée, tel le Summertime de George Gershwin.
Cependant, c’est le poète ivre Li Po, auquel Gustav Malher donne écho dans son sompteux Chant de la Terre, qui s’invite à travers les sculptures ainsi nommées. Dans l’opposition du concave et du convexe de chacune des coupes qui le constituent, le voici, le poète ivre. Il s’étend au sol, coude retenant la tête, regardant la lune, son corps épars autour de lui, devenu lui-même un assemblage de coupes bues ou de coupes à boire. En célébration de quoi ? On sait que le chef d’œuvre de Gustav Mahler procède d’un montage et d’une adaptation des poèmes chinois – dont certains de Li Po – traduits par Hans Bethge et rassemblés sous le titre La Flûte chinoise. Dans l’image du lettré buvant, écrivant des vers allongé à la fenêtre de son pavillon, la lune se reflétant dans sa coupe, jusqu’au point où l’endroit et l’envers en viennent à se brouiller et qu’il ne distingue plus s’il voit la lune au-dessus de lui ou bien son reflet à la surface de son breuvage, l’ivresse circule au long du poème symphonique.
En résonance avec le récit fameux de Tchouang-tseu rêvant qu’il est un papillon puis se réveillant en papillon rêvant qu’il est Tchouang-tseu, le sixième et dernier chant, L’Adieu, projette l’auditeur dans un royaume où les distances entre l’objet et le sujet, entre le corps et la coupe, se dissolvent. Le temps lui-même s’abolit. Le poème s’achève sur le retour du mot « ewig », « ewig », « ewig », soient cinq fois le mot « toujours » qui se tient suspendu dans l’air en une immobilité sculpturale. Mais c’est bien la Terre qui appelle. La pièce de Mahler est toute hantée par la mort. Au creux du poème se love le serpent tragique de la vie, dans l’ambivalence de sentir sourdre de soi et du reste toute cette énergie pourtant prise dans l’annonce de la fin. La série des poètes ivres est empreinte d’une mélancolie sous-jacente sur laquelle luit une douce ironie.
─ Ivre je suis de la vie, répète-t-il.
Arnauld le Brusque